ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES
A PROPOS
Qui est-elle, cette prisonnière bordelaise ? Est-ce Alma (Isabelle Huppert), bourgeoise fantasque dont l’emploi du temps est scandé par ses visites quotidiennes à la prison de Bordeaux où enrage son mari, médecin huppé qui a bu le coup de trop un soir de congrès avant d’aller faucher deux personnes dans un virage avec son 4×4 ? Ou est-ce plutôt Mina (Hafsia Herzi), teinturière obligée, elle, de prendre le train pour aller consoler le père de ses enfants, lequel croupit après un casse manqué dans la même prison girondine ? Et pourquoi, si ce sont les maris qui sont enfermés, associer l’une ou l’autre de leur épouse à cette étiquette, certes romanesque, mais tout de même anxiogène, infamante, dangereuse, de prisonnière ? Il y a, bien sûr, matière à parler de sororité, dans le récit de cette rencontre entre deux femmes aliénées par les errements de leurs conjoints. Alma et Mina peuvent bien fomenter leur petite alliance secrète, décider de s’entraider, s’héberger ou se distraire, l’ombre des hommes ne cesse jamais de les envelopper. Plus qu’à La Prisonnière de Proust, c’est donc à La Captive de Chantal Akerman qu’on pense, avec cette cartographie d’antichambres figées où des femmes sont censées s’ennuyer poliment en attendant le retour de leurs Ulysses acariâtres, lesquels ne vont que modérément apprécier les élans de libertés de leurs obligées. On reconnaît la patte de Mazuy, cinéaste que la sauvagerie des hommes fascine, et qui regarde avec autant de cruauté l’ennui de ces époux impatients qu’elle mettait de cœur à filmer des chasseurs avinés et leurs rejetons meurtriers dans Bowling Saturne. À la noirceur de ce précédent opus, La Prisonnière de Bordeaux répond par un humour bienvenu qui doit beaucoup au jeu d’Isabelle Huppert, laquelle, chabrolienne en diable, n’est jamais aussi géniale que quand elle interprète des personnages avec un léger pète au casque. Face à elle, et après Borgo et Le Ravissement, Hafsia Herzi n’en finit plus d’incarner le visage d’une certaine mauvaise conscience française, avec ce nouveau personnage de mère-courage que rien n’oblige – et surtout pas notre regard – à rester irréprochable sous prétexte qu’elle serait secourue par plus fortunée. Toute la relation entre les deux femmes repose sur cette tension permanente entre méfiance palpable et complicité rêvée. Ainsi, Huppert peut bien s’amuser à fendiller des œufs sur le crâne d’Herzi pour la taquiner (puisque c’est bien connu : les pauvres ont la tête dure), quand la Bordelaise invite des notables à diner, sa « codétenue » se retrouve automatiquement assimilée à une employée de maison par un des invités. Et Herzi de s’éloigner de la meute pour rejoindre ses enfants, sous les yeux ébahis d’invités s’extasiant comme s’ils admiraient les sujets pittoresques d’un tableau orientaliste. C’est le constat pessimiste qui hante le cinéma de Mazuy : au-delà des amitiés de circonstances, les barrières – notamment de classe – seront toujours trop hautes pour qu’on puisse les franchir sans y laisser des plumes. Deux ans seulement après la sortie de son précédent film, Bowling Saturne (film sous-estimé), Patricia Mazuy (Peaux de vaches, Sport de filles, Paul Sanchez est revenu !, etc.) présente, à la Quinzaine des Cinéastes, La Prisonnière de Bordeaux, qui marque aussi les retrouvailles de Mazuy avec Isabelle Huppert, vingt-quatre ans après le splendide Saint-Cyr (où Huppert, dans l’un des meilleurs rôles de sa filmographie pourtant somptueuse, jouait Mme de Maintenon dernière période, celle de la femme pieuse).
La Prisonnière de Bordeaux met en scène la rencontre et l’amitié improbables entre une grande bourgeoise bordelaise, Alma (Huppert) dont le mari, un brillant médecin collectionneur d’art, s’est retrouvé malencontreusement en prison, et une jeune femme, Mina (Hafsia Herzi), issue de l’immigration, dont le mari, un truand, est pensionnaire du même centre d’incarcération que le mari d’Alma. C’est ainsi qu’elles font connaissance, dans la salle d’attente des visiteur·ses du parloir, dans les “sas” (c’est le mot employé par l’administration carcérale) entre la liberté et l’enfermement. On pourrait ainsi résumer le film : un film de sas. Alma propose assez vite à Mina, qui vit loin de Bordeaux, de venir vivre dans sa grande maison du centre-ville pour être plus proche de la prison. Mina hésite mais accepte et débarque avec ses enfants.
Malgré les sourires et les efforts d’Alma pour s’habituer à la présence d’enfants chez elle, la reconnaissance qu’éprouve Mina à l’égard de celle-ci, ce sas utopique où les frontières sociales pourraient s’abolir d’un coup de baguette magique est une illusion, et la réalité va rattraper les deux femmes.
Mina-Alma, Alma-Mina : les deux “amies” ne seront jamais égales, car elles n’appartiennent pas à la même classe sociale, et que le milieu des truands a des exigences que les bourgeoises ne peuvent pas connaître. On peut se croiser dans un sas, mais seulement s’y croiser. Pas s’y mélanger. Plus qu’un film psychologique, donc – psychologie que le jeu des deux actrices ne cesse de briser (Huppert excellant une fois de plus à passer de la froideur à des rires fous) – La Prisonnière de Bordeaux est un film romanesque, fin et ambigu, un film noir politique (l’un des scénaristes est le romancier et essayiste François Bégaudeau) que nous propose Patricia Mazuy, une fois de plus immensément douée pour superposer les niveaux de compréhension, de récits, de lecture. Du grand talent, du bel art du cinéma. La Quinzaine était le lieu idéal pour cette vraie cinéaste.
Jean-Baptiste Morain (Les Inrockuptibles)
Projection-Rencontre / Estival Premiers Plans
jeudi 29 août
2024 à 20h30
Présentée et suivie d'une rencontre avec Patricia Mazuy, réalisatrice
Séance organisée en partenariat avec le Festival Premiers Plans
LA PRISONNIÈRE DE BORDEAUX
de Patricia Mazuy
Avec Hafsia Herzi, Isabelle Huppert, Noor Elsari
FRANCE - 2024 - 1h48 - Quinzaine des Cinéastes 2024
Alma, seule dans sa grande maison en ville, et Mina, jeune mère dans une lointaine banlieue, ont organisé leur vie autour de l’absence de leurs deux maris détenus au même endroit… A l’occasion d’un parloir, les deux femmes se rencontrent et s’engagent dans une amitié aussi improbable que tumultueuse…
https://filmsdulosange.com/en/film/la-prisonniere-de-bordeaux-working-title/
A PROPOS
Qui est-elle, cette prisonnière bordelaise ? Est-ce Alma (Isabelle Huppert), bourgeoise fantasque dont l’emploi du temps est scandé par ses visites quotidiennes à la prison de Bordeaux où enrage son mari, médecin huppé qui a bu le coup de trop un soir de congrès avant d’aller faucher deux personnes dans un virage avec son 4×4 ? Ou est-ce plutôt Mina (Hafsia Herzi), teinturière obligée, elle, de prendre le train pour aller consoler le père de ses enfants, lequel croupit après un casse manqué dans la même prison girondine ? Et pourquoi, si ce sont les maris qui sont enfermés, associer l’une ou l’autre de leur épouse à cette étiquette, certes romanesque, mais tout de même anxiogène, infamante, dangereuse, de prisonnière ? Il y a, bien sûr, matière à parler de sororité, dans le récit de cette rencontre entre deux femmes aliénées par les errements de leurs conjoints. Alma et Mina peuvent bien fomenter leur petite alliance secrète, décider de s’entraider, s’héberger ou se distraire, l’ombre des hommes ne cesse jamais de les envelopper. Plus qu’à La Prisonnière de Proust, c’est donc à La Captive de Chantal Akerman qu’on pense, avec cette cartographie d’antichambres figées où des femmes sont censées s’ennuyer poliment en attendant le retour de leurs Ulysses acariâtres, lesquels ne vont que modérément apprécier les élans de libertés de leurs obligées. On reconnaît la patte de Mazuy, cinéaste que la sauvagerie des hommes fascine, et qui regarde avec autant de cruauté l’ennui de ces époux impatients qu’elle mettait de cœur à filmer des chasseurs avinés et leurs rejetons meurtriers dans Bowling Saturne. À la noirceur de ce précédent opus, La Prisonnière de Bordeaux répond par un humour bienvenu qui doit beaucoup au jeu d’Isabelle Huppert, laquelle, chabrolienne en diable, n’est jamais aussi géniale que quand elle interprète des personnages avec un léger pète au casque. Face à elle, et après Borgo et Le Ravissement, Hafsia Herzi n’en finit plus d’incarner le visage d’une certaine mauvaise conscience française, avec ce nouveau personnage de mère-courage que rien n’oblige – et surtout pas notre regard – à rester irréprochable sous prétexte qu’elle serait secourue par plus fortunée. Toute la relation entre les deux femmes repose sur cette tension permanente entre méfiance palpable et complicité rêvée. Ainsi, Huppert peut bien s’amuser à fendiller des œufs sur le crâne d’Herzi pour la taquiner (puisque c’est bien connu : les pauvres ont la tête dure), quand la Bordelaise invite des notables à diner, sa « codétenue » se retrouve automatiquement assimilée à une employée de maison par un des invités. Et Herzi de s’éloigner de la meute pour rejoindre ses enfants, sous les yeux ébahis d’invités s’extasiant comme s’ils admiraient les sujets pittoresques d’un tableau orientaliste. C’est le constat pessimiste qui hante le cinéma de Mazuy : au-delà des amitiés de circonstances, les barrières – notamment de classe – seront toujours trop hautes pour qu’on puisse les franchir sans y laisser des plumes. Deux ans seulement après la sortie de son précédent film, Bowling Saturne (film sous-estimé), Patricia Mazuy (Peaux de vaches, Sport de filles, Paul Sanchez est revenu !, etc.) présente, à la Quinzaine des Cinéastes, La Prisonnière de Bordeaux, qui marque aussi les retrouvailles de Mazuy avec Isabelle Huppert, vingt-quatre ans après le splendide Saint-Cyr (où Huppert, dans l’un des meilleurs rôles de sa filmographie pourtant somptueuse, jouait Mme de Maintenon dernière période, celle de la femme pieuse).
La Prisonnière de Bordeaux met en scène la rencontre et l’amitié improbables entre une grande bourgeoise bordelaise, Alma (Huppert) dont le mari, un brillant médecin collectionneur d’art, s’est retrouvé malencontreusement en prison, et une jeune femme, Mina (Hafsia Herzi), issue de l’immigration, dont le mari, un truand, est pensionnaire du même centre d’incarcération que le mari d’Alma. C’est ainsi qu’elles font connaissance, dans la salle d’attente des visiteur·ses du parloir, dans les “sas” (c’est le mot employé par l’administration carcérale) entre la liberté et l’enfermement. On pourrait ainsi résumer le film : un film de sas. Alma propose assez vite à Mina, qui vit loin de Bordeaux, de venir vivre dans sa grande maison du centre-ville pour être plus proche de la prison. Mina hésite mais accepte et débarque avec ses enfants.
Malgré les sourires et les efforts d’Alma pour s’habituer à la présence d’enfants chez elle, la reconnaissance qu’éprouve Mina à l’égard de celle-ci, ce sas utopique où les frontières sociales pourraient s’abolir d’un coup de baguette magique est une illusion, et la réalité va rattraper les deux femmes.
Mina-Alma, Alma-Mina : les deux “amies” ne seront jamais égales, car elles n’appartiennent pas à la même classe sociale, et que le milieu des truands a des exigences que les bourgeoises ne peuvent pas connaître. On peut se croiser dans un sas, mais seulement s’y croiser. Pas s’y mélanger. Plus qu’un film psychologique, donc – psychologie que le jeu des deux actrices ne cesse de briser (Huppert excellant une fois de plus à passer de la froideur à des rires fous) – La Prisonnière de Bordeaux est un film romanesque, fin et ambigu, un film noir politique (l’un des scénaristes est le romancier et essayiste François Bégaudeau) que nous propose Patricia Mazuy, une fois de plus immensément douée pour superposer les niveaux de compréhension, de récits, de lecture. Du grand talent, du bel art du cinéma. La Quinzaine était le lieu idéal pour cette vraie cinéaste.
Jean-Baptiste Morain (Les Inrockuptibles)