ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES
A PROPOS
Dans une arrière-cour, quatre vieux messieurs simulent le tournage d'un film simplement éclairés à la lumière d'un projecteur. L'un tourne la manivelle d'une caméra argentique imaginaire, l'autre lance la scène en refermant son clap fictif escorté de son acolyte. Tandis que le dernier, un foulard mauve sur la tête, joue les divas. Ce jeu de mime tendre et complice ouvre Talking about Trees, premier long-métrage du réalisateur soudanais Suhaib Gasmelbari. Et en dit long sur la place quasi irréelle qu'occupe le cinéma en local. Pourtant, sans Ibrahim Shaddad, Manar Al Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Eltayeb Mahdi, la production cinématographique soudanaise n'en serait que plus maigre.
C'est à ces papis passionnés et pugnaces que l'on doit les premiers films d'auteur du pays, « des courts-métrages dotés d'une vraie portée artistique et politique à une époque où le seul cinéma possible au Soudan se résumait à des films de propagande pour le régime », tient à souligner Suhaib Gasmelbari. Dans les années 1960-1970, les quatre apprentis réalisateurs partent chacun de leur côté étudier le septième en Égypte ou encore à Moscou, pour mieux revenir au pays et fonder ensemble le Sudanese Film Group (SFG), une association aux allures de ciné-club. Depuis, les vieux amis sillonnent les villages aux alentours de Khartoum pour y projeter gratuitement des grands classiques du cinéma, comme les muets de Charly Chaplin, devant un public médusé et imperturbable.
À 40 ans, Suhaib Gasmelbari, qui a fait ses études au Caire et à l'université Paris-8 en France, a lui aussi décidé de revenir au Soudan pour suivre ces quatre compagnons de route dans leur lente odyssée. Objectif : réhabiliter un vieux cinéma dans l'espoir d'y organiser une grande projection publique. Un projet documentaire quasi historique. « On est peu de réalisateurs soudanais à s'être frotté au long format. Mais avant moi il y a eu Hajooj Kuka [fondateur du Refugee Club], qui a réalisé un documentaire deux ans avant la production de Talking about Trees [Beats of the Antonov, 2014, NDLR, rappelle Suhaib Gasmelbari. Je suis en revanche le premier depuis plus de trente ans à avoir tourné un long-métrage à Khartoum sous le régime d'Omar el-Béchir. » C'est sans autorisation que le documentariste commence à filmer fin 2015. Pour mener à bien son projet et échapper à la pression des autorités, il adopte tout un tas de stratégies : minimiser les séquences de tournage en réalisant un gros travail d'écriture préliminaire, à la manière d'une fiction. Et bien sûr, tout dissimuler. « On ne pouvait ni dire qu'on tournait un film sous peine d'être immédiatement arrêtés, ni qu'on montait un projet pour réhabiliter le cinéma et la culture, cette démarche allant à l'encontre de l'idéologie ultralibérale du régime », grince-t-il. Alors, on s'est fait passer pour des investisseurs. Parce que dès qu'il s'agit de business et d'argent, là, on parle la même langue que le régime », déplore cet idéaliste.
Un terrain vague, des gradins surmontés de chaises rouillées, une peinture défraîchie… Ce vieux cinéma en plein air est digne des meilleurs décors de fiction. Mais ce paysage abandonné porte surtout les stigmates de « l'effacement de la mémoire visuelle par le régime, dans un pays qui comptait 60 cinémas avant le coup d'État », précise le réalisateur. De longues scènes contemplatives sont ainsi réservées au travail de rénovation du lieu. On y voit les anciens réalisateurs tomber sur de vieilles pellicules laissées à l'abandon, nettoyer le grand écran, passer des coups de peinture sur les murs jaunis et délabrés, et enfin, réfléchir à la logistique pour préparer leur révolution culturelle. La révolution, tel est d'ailleurs le nom que porte ce cinéma. Un mot prémonitoire dans le contexte soudanais. « La traduction littérale du mot Halfaia, qui renvoie au nom du quartier où est implanté l'édifice, signifie révolution. Mais bien sûr, ça m'a fait sourire, glisse Suhaib Gasmelbari. Depuis la guerre civile de 2013, qui a fait des centaines de morts en une semaine, on sentait que le peuple allait réagir. Il a fallu attendre que la phase de traumatisme s'estompe petit à petit pour sentir monter l'engagement de la société civile », analyse-t-il. Dans ce climat entre deux régimes, la situation du Soudan est encore fragile, mais le réalisateur est optimiste. « Il y a bien sûr plus prioritaire que le cinéma en ce moment au Soudan, c'est d'abord toute l'économie qu'il faut réformer. Mais nous profitons de ce nouvel espace de liberté pour nous exprimer et créer », soutient celui qui prépare son premier film de fiction en France. Mais qui compte bien continuer à écrire l'histoire du cinéma au Soudan, où il a décidé d'élire domicile. Avec Talking about Trees, « un film sur la résistance de l'imagination », Suhaib Gasmelbari réinscrit le passé dans le présent et ouvre une nouvelle fenêtre sur le futur
Eva Sauphie (Le Point)
Ciné doc
jeudi 13 février
2020 à 20h00
En présence de membres de l'association Solidarité France Soudan
Soirée organisée en collaboration avec les associations "Solidarité France Soudan" et "Cinémas et Cultures d'Afrique"
TALKING ABOUT TREES
de Suhaib Gasmelbari
Documentaire
SOUDAN - FRANCE - 2019 - 1h33 - VOST
Ibrahim, Suleiman, Manar et Altayeb, cinéastes facétieux et idéalistes, sillonnent dans un van les routes du Soudan pour projeter des films en évitant la censure du pouvoir. Ces quatre amis de toujours se mettent à rêver d'organiser une grande projection publique dans la capitale Khartoum et de rénover une salle de cinéma à l'abandon. Son nom ? La Révolution…
https://www.meteore-films.fr/distribution-films/Talking-about-trees-Gasmelbari
A PROPOS
Dans une arrière-cour, quatre vieux messieurs simulent le tournage d'un film simplement éclairés à la lumière d'un projecteur. L'un tourne la manivelle d'une caméra argentique imaginaire, l'autre lance la scène en refermant son clap fictif escorté de son acolyte. Tandis que le dernier, un foulard mauve sur la tête, joue les divas. Ce jeu de mime tendre et complice ouvre Talking about Trees, premier long-métrage du réalisateur soudanais Suhaib Gasmelbari. Et en dit long sur la place quasi irréelle qu'occupe le cinéma en local. Pourtant, sans Ibrahim Shaddad, Manar Al Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Eltayeb Mahdi, la production cinématographique soudanaise n'en serait que plus maigre.
C'est à ces papis passionnés et pugnaces que l'on doit les premiers films d'auteur du pays, « des courts-métrages dotés d'une vraie portée artistique et politique à une époque où le seul cinéma possible au Soudan se résumait à des films de propagande pour le régime », tient à souligner Suhaib Gasmelbari. Dans les années 1960-1970, les quatre apprentis réalisateurs partent chacun de leur côté étudier le septième en Égypte ou encore à Moscou, pour mieux revenir au pays et fonder ensemble le Sudanese Film Group (SFG), une association aux allures de ciné-club. Depuis, les vieux amis sillonnent les villages aux alentours de Khartoum pour y projeter gratuitement des grands classiques du cinéma, comme les muets de Charly Chaplin, devant un public médusé et imperturbable.
À 40 ans, Suhaib Gasmelbari, qui a fait ses études au Caire et à l'université Paris-8 en France, a lui aussi décidé de revenir au Soudan pour suivre ces quatre compagnons de route dans leur lente odyssée. Objectif : réhabiliter un vieux cinéma dans l'espoir d'y organiser une grande projection publique. Un projet documentaire quasi historique. « On est peu de réalisateurs soudanais à s'être frotté au long format. Mais avant moi il y a eu Hajooj Kuka [fondateur du Refugee Club], qui a réalisé un documentaire deux ans avant la production de Talking about Trees [Beats of the Antonov, 2014, NDLR, rappelle Suhaib Gasmelbari. Je suis en revanche le premier depuis plus de trente ans à avoir tourné un long-métrage à Khartoum sous le régime d'Omar el-Béchir. » C'est sans autorisation que le documentariste commence à filmer fin 2015. Pour mener à bien son projet et échapper à la pression des autorités, il adopte tout un tas de stratégies : minimiser les séquences de tournage en réalisant un gros travail d'écriture préliminaire, à la manière d'une fiction. Et bien sûr, tout dissimuler. « On ne pouvait ni dire qu'on tournait un film sous peine d'être immédiatement arrêtés, ni qu'on montait un projet pour réhabiliter le cinéma et la culture, cette démarche allant à l'encontre de l'idéologie ultralibérale du régime », grince-t-il. Alors, on s'est fait passer pour des investisseurs. Parce que dès qu'il s'agit de business et d'argent, là, on parle la même langue que le régime », déplore cet idéaliste.
Un terrain vague, des gradins surmontés de chaises rouillées, une peinture défraîchie… Ce vieux cinéma en plein air est digne des meilleurs décors de fiction. Mais ce paysage abandonné porte surtout les stigmates de « l'effacement de la mémoire visuelle par le régime, dans un pays qui comptait 60 cinémas avant le coup d'État », précise le réalisateur. De longues scènes contemplatives sont ainsi réservées au travail de rénovation du lieu. On y voit les anciens réalisateurs tomber sur de vieilles pellicules laissées à l'abandon, nettoyer le grand écran, passer des coups de peinture sur les murs jaunis et délabrés, et enfin, réfléchir à la logistique pour préparer leur révolution culturelle. La révolution, tel est d'ailleurs le nom que porte ce cinéma. Un mot prémonitoire dans le contexte soudanais. « La traduction littérale du mot Halfaia, qui renvoie au nom du quartier où est implanté l'édifice, signifie révolution. Mais bien sûr, ça m'a fait sourire, glisse Suhaib Gasmelbari. Depuis la guerre civile de 2013, qui a fait des centaines de morts en une semaine, on sentait que le peuple allait réagir. Il a fallu attendre que la phase de traumatisme s'estompe petit à petit pour sentir monter l'engagement de la société civile », analyse-t-il. Dans ce climat entre deux régimes, la situation du Soudan est encore fragile, mais le réalisateur est optimiste. « Il y a bien sûr plus prioritaire que le cinéma en ce moment au Soudan, c'est d'abord toute l'économie qu'il faut réformer. Mais nous profitons de ce nouvel espace de liberté pour nous exprimer et créer », soutient celui qui prépare son premier film de fiction en France. Mais qui compte bien continuer à écrire l'histoire du cinéma au Soudan, où il a décidé d'élire domicile. Avec Talking about Trees, « un film sur la résistance de l'imagination », Suhaib Gasmelbari réinscrit le passé dans le présent et ouvre une nouvelle fenêtre sur le futur
Eva Sauphie (Le Point)