ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES
A PROPOS
«A Complete Unknown»: un inconnu nommé Bob Dylan
Dans la grisaille de janvier, un jeune autostoppeur débarque à New York. Ne transportant qu’un sac et une guitare, il paraît chercher quelque chose ou quelqu’un. Il s’appelle Bob Dylan, et s’il croisera rapidement la personne qu’il est venu rencontrer, c’est surtout lui-même qu’il trouvera dans la métropole. Circonscrit aux années 1961 à 1965, une période charnière sur les plans personnel et professionnel pour Dylan, A Complete Unknown (Un parfait inconnu) donne à voir un Timothée Chalamet plus vrai que vrai dans le rôle du chanteur. Cela, du jeu à la voix, en passant par la guitare et l’harmonica. Attention : film événement.
C’est en l’occurrence la légende du folk Woody Guthrie (Scoot McNairy, touchant sans mot dire), hospitalisée, que Bob Dylan est venu visiter. Au chevet du chanteur : l’ami Pete Seeger (Edward Norton, merveilleux), une autre figure emblématique de la musique folk. Il faut voir ce dernier inviter le nouveau venu à leur chanter une de ses compositions… Après quelques couplets de Song for Woody, que Dylan a écrite pour son héros alité, l’expression de Seeger passe de la bienveillance à la stupeur, puis à l’éblouissement.
Au bon endroit au bon moment, Dylan est hébergé par Seeger, qui le prend sous son aile et le présente officiellement à la scène folk new-yorkaise.
La suite consiste en une série d’épisodes clés unis par de belles ellipses organiques : le premier enregistrement frustrant ; l’histoire d’amour avec « Sylvie » (Elle Fanning, bouleversante dans une variation de l’artiste Suze Rotolo) et celle, « concurrente » à maints égards, avec la chanteuse Joan Baez (Monica Barbaro, une révélation) ; la sortie soudaine de l’anonymat ; les jalousies et trahisons, les amitiés aussi, comme celle, épistolaire, avec Johnny Cash (Boyd Holbrook, parfait)…
Le film a été coécrit et réalisé par James Mangold, un routier du genre biographique : voir Girl, Interrupted (Jeune fille interrompue), sur l’autrice Susanna Kaysen, Walk the Line, sur Johnny et June Carter Cash, tiens, sans oublier Ford v Ferrari (Ford contre Ferrari), sur les écuries automobiles rivales.
Du lot, A Complete Unknown est le plus abouti.
Cette production-ci, outre qu’elle atteste le savoir-faire bien établi du réalisateur de Logan, possède un raffinement discret inédit. Lequel raffinement, sans jamais attirer l’attention donc, fait en sorte que le film coule, fluide — comme les mots de Dylan, au fond.
Mangold filme volontiers Chalamet en gros plan, à gauche du cadre, comme pour nous aider à « lire » l’état d’esprit de Dylan, voire à entrer dans sa tête. D’ailleurs, A Complete Unknown est très intimiste, y compris lors des scènes de concerts au Newport Folk Festival.
Cet événement occupe une place narrative importante, le goût de l’expérimentation de Dylan lui ayant valu la réprobation des puristes du folk qui l’avaient initialement plébiscité (le film est en partie basé sur l’ouvrage Dylan Goes Electric!, d’Elijah Wald). Cette tension entre ce que Dylan a été au départ et ce qu’il souhaite devenir est l’un des principaux moteurs dramatiques du film, qui s’arrête juste avant la gloire planétaire. On assiste ainsi, d’une certaine manière, à un « portrait de l’artiste en jeune homme », pour citer Joyce.
Sachant cela, on ne s’étonnera pas que deux des séquences les plus puissantes du film se déroulent à Newport, à un an d’écart à peine : lorsque Dylan entonne pour la première fois The Times They Are a-Changin’ sous les acclamations, en 1964 (une liberté que prend le film puisque la pièce ne fut pas lancée là-bas, mais plutôt au Carnegie Hall, en 1963), et lorsqu’il dévoile Like a Rolling Stone (le titre du film vient de cette chanson) sous les huées, en 1965. Dylan ne chante pas ce qu’on veut l’entendre chanter : il chante ce qu’il a envie de chanter.
En ces occasions, la proximité fréquente de la caméra, la reconstitution d’époque hyperprécise sans être ostentatoire, et surtout, la performance vocale, musicale et dramatique de Chalamet, créent une immédiateté telle, qu’on a l’impression de vivre l’Histoire en direct. Le poil se dresse sur les avant-bras : c’est électrisant, littéralement. Coal Miner’s Daughter (La fille du mineur), de Michael Apted, où Sissy Spacek joue (et chante) Loretta Lynn, accomplissait quelque chose de similaire.
Brio technique mis à part, la composition de Chalamet épate, parce que l’acteur réussit à imposer une présence et une sensibilité, mais tout en maintenant une opacité. Pour Dylan (enfin, pour le Dylan tel que dépeint dans le film), cela tient autant de la carapace protectrice que du manque de générosité.
Car, non, A Complete Unknown n’est pas une hagiographie.
Certes, le film célèbre à raison le talent hors du commun de Dylan, mais le montre également sous un jour peu flatteur dans ses relations interpersonnelles. En effet, on découvre un jeune homme qui reçoit beaucoup (d’encouragements, d’occasions, d’amitié, d’amour…), mais donne peu en retour. On voit son indifférence face à la crise des missiles cubains, puis face à l’assassinat de JFK…
Tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, va dans sa musique.
Au détour d’une conversation, Joan Baez lui lance : « T’es un trou d’cul. » C’est vrai et ce ne l’est pas. Quoi qu’il en soit, comme elle, on ne peut s’empêcher d’être captivé par cet artiste dont le génie commence alors à peine à exploser.
En définitive, et pour revenir à l’interprétation de Timothée Chalamet (entre le second volet de Dune et A Complete Unknown, 2024 aura été son année), peut-être la plus grande réussite du film réside-t-elle dans le fait qu’après plus de deux heures et quart qui passent très, très vite, Bob Dylan demeure une énigme, « un parfait inconnu ». Dans n’importe quel autre drame biographique, ç’aurait été frustrant. Venant d’un film consacré à Bob Dylan, c’est brillant.
François Lévesque (www.ledevoir.com)
Ciné-Rock
mercredi 29 janvier
à 20h30
présenté par François Guillez, gérant du seul site francophone sur Bob Dylan, auteur de "Bob Dylan, une biographie" et Jean-Hugues Malnar alias "Casbah", dylanophile assumé
UN PARFAIT INCONNU
de James Mangold
Avec Timothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning
USA - 2024 - 2h20 - VOST
New York, début des années 60. Au cœur de l’effervescente scène musicale et culturelle de l’époque, un énigmatique jeune homme de 19 ans arrive dans le West Village depuis son Minnesota natal, avec sa guitare et un talent hors normes qui changeront à jamais le cours de la musique américaine. Alors qu’il noue d’intimes relations durant son ascension vers la gloire, il finit par se sentir étouffé par le mouvement folk et, refusant d’être mis dans une case, fait un choix controversé qui aura des répercussions à l’échelle mondiale…
A PROPOS
«A Complete Unknown»: un inconnu nommé Bob Dylan
Dans la grisaille de janvier, un jeune autostoppeur débarque à New York. Ne transportant qu’un sac et une guitare, il paraît chercher quelque chose ou quelqu’un. Il s’appelle Bob Dylan, et s’il croisera rapidement la personne qu’il est venu rencontrer, c’est surtout lui-même qu’il trouvera dans la métropole. Circonscrit aux années 1961 à 1965, une période charnière sur les plans personnel et professionnel pour Dylan, A Complete Unknown (Un parfait inconnu) donne à voir un Timothée Chalamet plus vrai que vrai dans le rôle du chanteur. Cela, du jeu à la voix, en passant par la guitare et l’harmonica. Attention : film événement.
C’est en l’occurrence la légende du folk Woody Guthrie (Scoot McNairy, touchant sans mot dire), hospitalisée, que Bob Dylan est venu visiter. Au chevet du chanteur : l’ami Pete Seeger (Edward Norton, merveilleux), une autre figure emblématique de la musique folk. Il faut voir ce dernier inviter le nouveau venu à leur chanter une de ses compositions… Après quelques couplets de Song for Woody, que Dylan a écrite pour son héros alité, l’expression de Seeger passe de la bienveillance à la stupeur, puis à l’éblouissement.
Au bon endroit au bon moment, Dylan est hébergé par Seeger, qui le prend sous son aile et le présente officiellement à la scène folk new-yorkaise.
La suite consiste en une série d’épisodes clés unis par de belles ellipses organiques : le premier enregistrement frustrant ; l’histoire d’amour avec « Sylvie » (Elle Fanning, bouleversante dans une variation de l’artiste Suze Rotolo) et celle, « concurrente » à maints égards, avec la chanteuse Joan Baez (Monica Barbaro, une révélation) ; la sortie soudaine de l’anonymat ; les jalousies et trahisons, les amitiés aussi, comme celle, épistolaire, avec Johnny Cash (Boyd Holbrook, parfait)…
Le film a été coécrit et réalisé par James Mangold, un routier du genre biographique : voir Girl, Interrupted (Jeune fille interrompue), sur l’autrice Susanna Kaysen, Walk the Line, sur Johnny et June Carter Cash, tiens, sans oublier Ford v Ferrari (Ford contre Ferrari), sur les écuries automobiles rivales.
Du lot, A Complete Unknown est le plus abouti.
Cette production-ci, outre qu’elle atteste le savoir-faire bien établi du réalisateur de Logan, possède un raffinement discret inédit. Lequel raffinement, sans jamais attirer l’attention donc, fait en sorte que le film coule, fluide — comme les mots de Dylan, au fond.
Mangold filme volontiers Chalamet en gros plan, à gauche du cadre, comme pour nous aider à « lire » l’état d’esprit de Dylan, voire à entrer dans sa tête. D’ailleurs, A Complete Unknown est très intimiste, y compris lors des scènes de concerts au Newport Folk Festival.
Cet événement occupe une place narrative importante, le goût de l’expérimentation de Dylan lui ayant valu la réprobation des puristes du folk qui l’avaient initialement plébiscité (le film est en partie basé sur l’ouvrage Dylan Goes Electric!, d’Elijah Wald). Cette tension entre ce que Dylan a été au départ et ce qu’il souhaite devenir est l’un des principaux moteurs dramatiques du film, qui s’arrête juste avant la gloire planétaire. On assiste ainsi, d’une certaine manière, à un « portrait de l’artiste en jeune homme », pour citer Joyce.
Sachant cela, on ne s’étonnera pas que deux des séquences les plus puissantes du film se déroulent à Newport, à un an d’écart à peine : lorsque Dylan entonne pour la première fois The Times They Are a-Changin’ sous les acclamations, en 1964 (une liberté que prend le film puisque la pièce ne fut pas lancée là-bas, mais plutôt au Carnegie Hall, en 1963), et lorsqu’il dévoile Like a Rolling Stone (le titre du film vient de cette chanson) sous les huées, en 1965. Dylan ne chante pas ce qu’on veut l’entendre chanter : il chante ce qu’il a envie de chanter.
En ces occasions, la proximité fréquente de la caméra, la reconstitution d’époque hyperprécise sans être ostentatoire, et surtout, la performance vocale, musicale et dramatique de Chalamet, créent une immédiateté telle, qu’on a l’impression de vivre l’Histoire en direct. Le poil se dresse sur les avant-bras : c’est électrisant, littéralement. Coal Miner’s Daughter (La fille du mineur), de Michael Apted, où Sissy Spacek joue (et chante) Loretta Lynn, accomplissait quelque chose de similaire.
Brio technique mis à part, la composition de Chalamet épate, parce que l’acteur réussit à imposer une présence et une sensibilité, mais tout en maintenant une opacité. Pour Dylan (enfin, pour le Dylan tel que dépeint dans le film), cela tient autant de la carapace protectrice que du manque de générosité.
Car, non, A Complete Unknown n’est pas une hagiographie.
Certes, le film célèbre à raison le talent hors du commun de Dylan, mais le montre également sous un jour peu flatteur dans ses relations interpersonnelles. En effet, on découvre un jeune homme qui reçoit beaucoup (d’encouragements, d’occasions, d’amitié, d’amour…), mais donne peu en retour. On voit son indifférence face à la crise des missiles cubains, puis face à l’assassinat de JFK…
Tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, va dans sa musique.
Au détour d’une conversation, Joan Baez lui lance : « T’es un trou d’cul. » C’est vrai et ce ne l’est pas. Quoi qu’il en soit, comme elle, on ne peut s’empêcher d’être captivé par cet artiste dont le génie commence alors à peine à exploser.
En définitive, et pour revenir à l’interprétation de Timothée Chalamet (entre le second volet de Dune et A Complete Unknown, 2024 aura été son année), peut-être la plus grande réussite du film réside-t-elle dans le fait qu’après plus de deux heures et quart qui passent très, très vite, Bob Dylan demeure une énigme, « un parfait inconnu ». Dans n’importe quel autre drame biographique, ç’aurait été frustrant. Venant d’un film consacré à Bob Dylan, c’est brillant.
François Lévesque (www.ledevoir.com)