ÉVÉNEMENTS ET SÉANCES SPECIALES

A PROPOS
Si vous êtes passé entre les mailles du filet médiatique, si vous pensez
que le Truman Show attaque le président Harry Truman, ou déboulonne
l’écrivain Truman Capote, vous vous fourvoyez. Mais votre ignorance est
une chance. Allez voir le film les yeux fermés. Fermez-les dès
maintenant. Pour ne pas risquer de voir l’affiche, qui en dit déjà trop.
Et pour ne pas être tenté de lire la suite de cette critique. Car le
scénario du Truman Show repose sur une idée formidable, sortie de
l’imagination d’Andrew Niccol (déjà auteur du singulier Bienvenue à
Gattaca), dont la révélation trop précoce peut gâcher une partie du
plaisir…
Maintenant, si vous pensez que l’intrigue d’un film est accessoire, vous
pouvez continuer votre lecture, et répondre à la devinette suivante :
comment s’appelle la ville où l’on trouve la meilleure qualité de vie
sur terre, d’après une sérieuse étude publiée dans le non moins sérieux
Island Times ?
Quelques indices. Elle se trouve en Amérique, et il paraît que c’est la
seule construction humaine visible depuis l’espace, avec la Grande
Muraille de Chine. La devise municipale s’étale en latin sur un arc de
triomphe bétonné : Unus pro omnibus, omnes pro uno (« un pour tous, tous
pour un »). La lune y est pleine tous les soirs de l’année, projetant
ses faisceaux invariables sur le noctambule égaré. La pluie, elle, est
capricieuse, il arrive qu’elle tombe par cercles concentriques sur
certains promeneurs plutôt que sur d’autres. L’obsession sécu- ritaire
envahit jusqu’aux agences de voyage, qui osent des affiches
apocalyptiques : « Méfiez-vous des terroristes et des animaux » ou « Les
accidents d’avion, ça n’arrive pas qu’aux autres ». Les bus sont de
vrais instituts de sondages ambulants, toujours remplis d’échantillons
représentatifs de la population : un soldat, un enfant, une bonne soeur,
un homme d’affaires, une mère de famille. Enfin, un homme qui n’a
jamais quitté l’endroit depuis sa naissance paraît bizarrement épié par
tout le monde. Il se nomme Truman Burbank.
Tout l’art de Peter Weir est de ne pas résoudre cette énigme trop vite.
Il commence par installer un léger climat de malaise, avec un étrange
silence ambiant, et des prises de vues bancales. Comme si la caméra
épousait le regard insistant de badauds à la tête penchée. Ou le coup
d’oeil furtif d’espions en équilibre au-dessus des toits. Et si cette
ville n’était qu’une jolie toile d’araignée construite par la CIA pour
coincer Truman Burbank ? L’homme aux insensés bermudas à carreaux semble
bien traqué par une armada d’agents secrets, comme le trahit cette
soudaine chorégraphie involontaire sur la place de la ville : vingt
passants s’arrêtent en même temps pour se toucher l’oreille ; en fait,
parce que le micro qui s’y niche capte de mauvaises fréquences… Le doute
est entretenu quelque temps encore par de joyeuses fausses pistes que
l’on emprunte en même temps que le héros, un tout petit peu plus simplet
que nous, mais pas trop Forrest Gump non plus. Jusqu’à ce que la
lumière se fasse. Une lumière de carte postale, douceâtre, oran- gée.
Mais une lumière qui fait très mal.
Dernier avertissement au lecteur : la mèche sera vendue dans les lignes
qui suivent.
La ville, nommée Seahaven, n’est qu’un gigantesque studio de télévision,
un décor fabriqué de toutes pièces sous une bulle monumentale. Tout y
est contrôlé par un producteur imbu de sa froide et cérébrale personne,
qui dirige la retransmission vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et à
l’échelle planétaire, de la moindre péripétie de la vie de Truman
Burbank. Et cela dure depuis que l’homme a vu le jour, voilà trente ans.
Truman ignore depuis toujours que ses faits et gestes sont captés en
durée réelle par cinq mille caméras ! Il ne sait pas que ses collègues,
ses voisins, sa mère, sa femme, son meilleur ami ne sont que des acteurs
de sitcom qui lui jouent la comédie du siècle, au service d’une
émission battant des records d’audience sur les cinq continents, depuis
trois décennies.
Comment Truman pourrait-il le deviner ? Le monde dans lequel il évolue
est incomparable, dans tous les sens du terme : Truman n’a rien connu
d’autre, donc c’est le paradis. Un paradis jamais perdu, prolongé par de
petits plaisirs tout simples, qui s’offrent à lui quotidiennement. Si
Truman Burbank est aussi attachant, c’est parce que Peter Weir le traite
en bébé, avec la coopération assez sidérante de Jim Carrey, qui a
laissé pour l’occasion ses grimaces au vestiaire (sauf une petite langue
tirée, mais on lui pardonne ce caprice d’enfant qui sert le
personnage). Avec son regard de Peter Pan et sa démarche d’élève du
cours préparatoire, l’acteur campe un magnifique Truman sans âge, sorti
d’un livre de contes.
Son emploi du temps semble tenir en un mot : ré-gu-la-ri-té. Comme un
nouveau-né que la routine sécurise, Truman n’est heureux que parce qu’il
passe par un cérémonial rigoureusement identique dès le petit matin :
lever au chant des oiseaux, réglés comme des boîtes à musique, salut aux
trois voisins éternellement souriants, rangés devant la barrière comme
s’ils posaient pour une photo de famille, irrésistible plaisanterie
récitée sur un ton de bateleur (« Bonjour, et au cas où je ne vous
reverrais pas, bonsoir et bonne nuit ! »)…
L’attraction béate du spectateur pour ce trentenaire en culottes
courtes, blotti dans un décor sage comme une image, propre et guilleret,
qui rappelle celui de Oui-Oui, relève du même syndrome : on ne peut que
regarder cet éternel enfant avec un regard d’enfant.
Pas un regard naïf. Un regard ouvert, avide de découvertes, si cruelles
soient-elles. Et la morale du Truman Show, abyssale, fait froid dans le
dos, même si Peter Weir choisit de rire plutôt que de donner des leçons.
Jusqu’à la fin, il préfère laisser Truman dans une illusion ouatée, lui
interdisant la révolte que l’on attend de lui. C’est un peu comme s’il
avait tourné une version comique du vertigineux Dossier 51 de Michel
Deville. Reçu comme un électrochoc à la fin des années 70, ce film
français suivait avec une froideur clinique la mise en lambeaux d’une
vie humaine par les renseignements généraux français. Vingt ans plus
tard, avec un peu moins d’audace, Peter Weir pose les mêmes questions
sur la liberté individuelle.
Bien sûr, la télévision est directement en ligne de mire. Une télé qui
lobotomise : de la noyade de son père, Truman garde des images mièvres
et grandiloquentes, imprégnées de l’esthétique dégoulinante des reality
shows. Une télé qui vampirise : Truman est un homme sacrifié pour
alimenter les rêves de pauvres gens, que l’identification sauve des
tracas de la vie quotidienne.
Peter Weir et Andrew Niccol épinglent le voyeurisme qui se pare de bonne
conscience – le droit à l’information totale, sans zone d’ombre, donc
sans respect de la vie privée, comme si ne pas tout savoir c’était ne
rien savoir. Finalement, vous n’étiez pas si loin, si vous imaginiez que
le Truman Show pouvait se référer à un président américain… Cela va
encore plus loin. Quand il se mouche dans la rue, quand il achète ses
journaux ou quand il entre dans une banque, Truman est filmé, quoi qu’il
arrive. Fiction totale ? Dans les magasins de New York, on s’arrache
aujourd’hui des caméras microscopiques que l’on peut cacher dans des
lampes ou des pots de fleurs, afin de surveiller son employé de maison.
Et levez un peu les yeux, la prochaine fois que vous pousserez votre
chariot à la caisse du supermarché. Derrière la satire plaisante, Peter
Weir laisse entrevoir un monde terrifiant, sous très haute surveillance,
de Washington à Los Angeles, de Monaco à Levallois-Perret…
Marine Landrot (Télérama)
Ciné fac
jeudi 6 décembre
2012 à 20h15
présenté par Louis Mathieu, enseignant en cinéma audiovisuel
Soirée organisée en collaboration avec Cinéma Parlant
THE TRUMAN SHOW
de Peter Weir
avec Jim Carrey, Ed Harris, Laura Linney...
USA - 1998 - 1h43 - version originale sous titrée
Truman Burbank mène une vie calme et heureuse. Il habite dans un petit pavillon propret de la radieuse station balnéaire de Seahaven. Il part tous les matins à son bureau d'agent d'assurances dont il ressort huit heures plus tard pour regagner son foyer, savourer le confort de son habitat modèle, la bonne humeur inaltérable et le sourire mécanique de sa femme, Meryl. Mais parfois, Truman étouffe sous tant de bonheur et la nuit l'angoisse le submerge. Il se sent de plus en plus étranger, comme si son entourage jouait un rôle. Pis encore, il se sent observé.
A PROPOS
Si vous êtes passé entre les mailles du filet médiatique, si vous pensez
que le Truman Show attaque le président Harry Truman, ou déboulonne
l’écrivain Truman Capote, vous vous fourvoyez. Mais votre ignorance est
une chance. Allez voir le film les yeux fermés. Fermez-les dès
maintenant. Pour ne pas risquer de voir l’affiche, qui en dit déjà trop.
Et pour ne pas être tenté de lire la suite de cette critique. Car le
scénario du Truman Show repose sur une idée formidable, sortie de
l’imagination d’Andrew Niccol (déjà auteur du singulier Bienvenue à
Gattaca), dont la révélation trop précoce peut gâcher une partie du
plaisir…
Maintenant, si vous pensez que l’intrigue d’un film est accessoire, vous
pouvez continuer votre lecture, et répondre à la devinette suivante :
comment s’appelle la ville où l’on trouve la meilleure qualité de vie
sur terre, d’après une sérieuse étude publiée dans le non moins sérieux
Island Times ?
Quelques indices. Elle se trouve en Amérique, et il paraît que c’est la
seule construction humaine visible depuis l’espace, avec la Grande
Muraille de Chine. La devise municipale s’étale en latin sur un arc de
triomphe bétonné : Unus pro omnibus, omnes pro uno (« un pour tous, tous
pour un »). La lune y est pleine tous les soirs de l’année, projetant
ses faisceaux invariables sur le noctambule égaré. La pluie, elle, est
capricieuse, il arrive qu’elle tombe par cercles concentriques sur
certains promeneurs plutôt que sur d’autres. L’obsession sécu- ritaire
envahit jusqu’aux agences de voyage, qui osent des affiches
apocalyptiques : « Méfiez-vous des terroristes et des animaux » ou « Les
accidents d’avion, ça n’arrive pas qu’aux autres ». Les bus sont de
vrais instituts de sondages ambulants, toujours remplis d’échantillons
représentatifs de la population : un soldat, un enfant, une bonne soeur,
un homme d’affaires, une mère de famille. Enfin, un homme qui n’a
jamais quitté l’endroit depuis sa naissance paraît bizarrement épié par
tout le monde. Il se nomme Truman Burbank.
Tout l’art de Peter Weir est de ne pas résoudre cette énigme trop vite.
Il commence par installer un léger climat de malaise, avec un étrange
silence ambiant, et des prises de vues bancales. Comme si la caméra
épousait le regard insistant de badauds à la tête penchée. Ou le coup
d’oeil furtif d’espions en équilibre au-dessus des toits. Et si cette
ville n’était qu’une jolie toile d’araignée construite par la CIA pour
coincer Truman Burbank ? L’homme aux insensés bermudas à carreaux semble
bien traqué par une armada d’agents secrets, comme le trahit cette
soudaine chorégraphie involontaire sur la place de la ville : vingt
passants s’arrêtent en même temps pour se toucher l’oreille ; en fait,
parce que le micro qui s’y niche capte de mauvaises fréquences… Le doute
est entretenu quelque temps encore par de joyeuses fausses pistes que
l’on emprunte en même temps que le héros, un tout petit peu plus simplet
que nous, mais pas trop Forrest Gump non plus. Jusqu’à ce que la
lumière se fasse. Une lumière de carte postale, douceâtre, oran- gée.
Mais une lumière qui fait très mal.
Dernier avertissement au lecteur : la mèche sera vendue dans les lignes
qui suivent.
La ville, nommée Seahaven, n’est qu’un gigantesque studio de télévision,
un décor fabriqué de toutes pièces sous une bulle monumentale. Tout y
est contrôlé par un producteur imbu de sa froide et cérébrale personne,
qui dirige la retransmission vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et à
l’échelle planétaire, de la moindre péripétie de la vie de Truman
Burbank. Et cela dure depuis que l’homme a vu le jour, voilà trente ans.
Truman ignore depuis toujours que ses faits et gestes sont captés en
durée réelle par cinq mille caméras ! Il ne sait pas que ses collègues,
ses voisins, sa mère, sa femme, son meilleur ami ne sont que des acteurs
de sitcom qui lui jouent la comédie du siècle, au service d’une
émission battant des records d’audience sur les cinq continents, depuis
trois décennies.
Comment Truman pourrait-il le deviner ? Le monde dans lequel il évolue
est incomparable, dans tous les sens du terme : Truman n’a rien connu
d’autre, donc c’est le paradis. Un paradis jamais perdu, prolongé par de
petits plaisirs tout simples, qui s’offrent à lui quotidiennement. Si
Truman Burbank est aussi attachant, c’est parce que Peter Weir le traite
en bébé, avec la coopération assez sidérante de Jim Carrey, qui a
laissé pour l’occasion ses grimaces au vestiaire (sauf une petite langue
tirée, mais on lui pardonne ce caprice d’enfant qui sert le
personnage). Avec son regard de Peter Pan et sa démarche d’élève du
cours préparatoire, l’acteur campe un magnifique Truman sans âge, sorti
d’un livre de contes.
Son emploi du temps semble tenir en un mot : ré-gu-la-ri-té. Comme un
nouveau-né que la routine sécurise, Truman n’est heureux que parce qu’il
passe par un cérémonial rigoureusement identique dès le petit matin :
lever au chant des oiseaux, réglés comme des boîtes à musique, salut aux
trois voisins éternellement souriants, rangés devant la barrière comme
s’ils posaient pour une photo de famille, irrésistible plaisanterie
récitée sur un ton de bateleur (« Bonjour, et au cas où je ne vous
reverrais pas, bonsoir et bonne nuit ! »)…
L’attraction béate du spectateur pour ce trentenaire en culottes
courtes, blotti dans un décor sage comme une image, propre et guilleret,
qui rappelle celui de Oui-Oui, relève du même syndrome : on ne peut que
regarder cet éternel enfant avec un regard d’enfant.
Pas un regard naïf. Un regard ouvert, avide de découvertes, si cruelles
soient-elles. Et la morale du Truman Show, abyssale, fait froid dans le
dos, même si Peter Weir choisit de rire plutôt que de donner des leçons.
Jusqu’à la fin, il préfère laisser Truman dans une illusion ouatée, lui
interdisant la révolte que l’on attend de lui. C’est un peu comme s’il
avait tourné une version comique du vertigineux Dossier 51 de Michel
Deville. Reçu comme un électrochoc à la fin des années 70, ce film
français suivait avec une froideur clinique la mise en lambeaux d’une
vie humaine par les renseignements généraux français. Vingt ans plus
tard, avec un peu moins d’audace, Peter Weir pose les mêmes questions
sur la liberté individuelle.
Bien sûr, la télévision est directement en ligne de mire. Une télé qui
lobotomise : de la noyade de son père, Truman garde des images mièvres
et grandiloquentes, imprégnées de l’esthétique dégoulinante des reality
shows. Une télé qui vampirise : Truman est un homme sacrifié pour
alimenter les rêves de pauvres gens, que l’identification sauve des
tracas de la vie quotidienne.
Peter Weir et Andrew Niccol épinglent le voyeurisme qui se pare de bonne
conscience – le droit à l’information totale, sans zone d’ombre, donc
sans respect de la vie privée, comme si ne pas tout savoir c’était ne
rien savoir. Finalement, vous n’étiez pas si loin, si vous imaginiez que
le Truman Show pouvait se référer à un président américain… Cela va
encore plus loin. Quand il se mouche dans la rue, quand il achète ses
journaux ou quand il entre dans une banque, Truman est filmé, quoi qu’il
arrive. Fiction totale ? Dans les magasins de New York, on s’arrache
aujourd’hui des caméras microscopiques que l’on peut cacher dans des
lampes ou des pots de fleurs, afin de surveiller son employé de maison.
Et levez un peu les yeux, la prochaine fois que vous pousserez votre
chariot à la caisse du supermarché. Derrière la satire plaisante, Peter
Weir laisse entrevoir un monde terrifiant, sous très haute surveillance,
de Washington à Los Angeles, de Monaco à Levallois-Perret…
Marine Landrot (Télérama)