A PROPOS
Le mur de Trump pour isoler le Mexique a peu de défenseurs en Europe, et pas grand monde ne regrette le mur de Berlin. Mais celui-ci ne dérange guère les foules. C’est à peine si l’on connaît son existence. Il a été érigé tout autour de Melilla, un résidu de l’empire colonial espagnol, ville enclavée à l’extrême nord du Maroc. Il sépare l’Afrique de l’Europe, les riches des pauvres, les Noirs des Blancs. Le rempart est impressionnant : formé de deux rangées de grillages hauts de plusieurs mètres, avec au centre une épaisse paroi de béton. Les caméras de vision nocturne de la guardia civil, d’un noir et blanc fantomatique, montrent des formes mouvantes qui s’attaquent à cet obstacle comme dans un jeu vidéo. L’abordage d’une première grille grâce à des échelles puis à mains nues, des policiers casqués qui attendent au pied de la muraille intermédiaire… Game over.
Les Sauteurs raconte le quotidien de quelques dizaines de migrants africains sur le mont Gurugu qui surplombe Melilla. Gurugu, c’est un nom qu’on connaît avant même d’entreprendre le grand voyage. Comme la «jungle» de Calais aux portes du Royaume-Uni, c’est la dernière étape avant la délivrance, et la plus périlleuse. Dans des camps de fortune, les candidats attendent, parfois pendant des mois, que les conditions soient réunies pour le grand saut. Ceux qui y parviennent se retrouveront dans l’espace Schengen, pourront solliciter l’asile ou gagner un autre pays où les attend un parent.
Ce qui rend ce documentaire si singulier, c’est qu’il est filmé par un migrant malien, Abou Bakar Sidibé, à qui les deux coréalisateurs allemands ont confié une caméra. Au fil des jours, il capte le quotidien, les moments de tension et les parties de foot. Surtout, comme il le confie dans un journal qu’il lit en voix off, il apprend à filmer, à produire des images belles et pertinentes. A l’urgence de témoigner, il ajoute progressivement le regard de l’artiste.
Les Sauteurs montre aussi comment le territoire se partage entre communautés, et la rigide organisation hiérarchisée sans laquelle toute tentative serait vaine. Les chefs de chaque groupe doivent se concerter pour juger du moment opportun. En sachant que seul l’avantage du nombre peut leur donner une petite chance : il faut être des centaines à tenter le passage pour déborder les forces de l’ordre. En risquant sa vie, bien entendu.
Le film est nourri de l’imaginaire des migrants, de leur culture, de leur humanité et - beaucoup - de leur humour. Une diatribe contre le marabout dont la «magie» n’a donné aucun résultat ; un échange rigolard sur les femmes qu’ils rencontreront une fois parvenus à destination ; une scène de toilette cocasse et émouvante («Filme tout sauf mes fesses»). Le sentiment de gâchis face aux centaines de millions d’euros dépensés pour surveiller et réprimer est immense. Mais finalement, la petite caméra d’Abou Bakar Sidibé l’emporte face aux coûteux dispositifs de surveillance à infrarouges - car, juste derrière l’œil dont elle porte le regard, il y a là un cœur battant à tout rompre.
François-Xavier Gomez (Libération)